Agriculteur ou Paysan ?

 

Dans un article publié en 1979 par la Revue « Conjonction » (N0. 145-146) et intitulé « Plantation ou Jardin ? », j’avais exposé comment, à mon avis, la structure agraire de notre pays avait évolué d’une situation où elle était dominée par la grande exploitation de monoculture de denrée vers une situation marquée par la prédominance, tout au moins numérique, de la micro-exploitation familiale de polyculture vivrière. J’avais indiqué que cette évolution de la plantation vers le jardin marquait la victoire du petit paysan dans sa conquête du « droit à la possession et à la jouissance paisible de la terre familiale » (Moral).

 

Mais j’avais dû aussi indiquer que cette victoire, aujourd’hui avait un goût amer. Car ce droit porte en lui-même la source de sa propre destruction : l’atomisation de la terre. Cependant, au moment de parler de la solution de ce problème, j’avais émis l’opinion qu’il n’était pas nécessaire de modifier la structure de manière radicale, mais que des mesures judicieusement choisies pourraient permettre de faire augmenter la productivité du jardin.

 

Aujourd’hui je voudrais élargir le débat en posant une autre alternative : agriculteur ou paysan ? Mais avant d’expliciter les deux termes de cette alternative, je pense qu’il est bon de revenir brièvement sur les causes de la crise de notre agriculture.

 

Les causes de la crise de notre agriculture sont certainement fort nombreuses, on me permettra d’en privilégier deux.

 

Tout d’abord, je citerai la pression démographique, qui est à l’origine de trois (3) phénomènes :

1.       l’atomisation de la terre,

par le mécanisme du partage à chaque génération ;

2.       la destruction de l’environnement,

par suite de la mise sous culture de terres impropres à l’agriculture ;

3.       l’accélération de l’exode rural.

 

En second lieu, je parlerai de deux caractéristiques du travail du cultivateur haïtien, qui est

1.       un travail de faible niveau technique ;

2.       un travail routinier et inadapté aux nouvelles conditions de l’agriculture.

 

A partir de ce dernier point, je signalerai que le paysan lui-même en est conscient. Ainsi, au cours de nombreuses interviews que j’ai eu à faire, chaque fois que je demandais à un paysan quel métier il exerçait, il me répondait qu’il n’avait pas de métier; quand je lui demandais ce qu’il faisait pour vivre, il me répondait : la culture. Et quand j’essayais de me faire expliquer ces deux réponses, mon interlocuteur me faisait comprendre qu’il n’exerçait pas un métier parce qu’il n’avait pas appris un métier, il faisait la culture parce qu’il était né paysan.

 

Bien sûr, il y a longtemps que ces problèmes ont été identifiés et que l’on tente d’y porter des solutions.

 

Pour l’atomisation de la terre, la solution qui semble retenir l’attention de pas mal de gens est le regroupement des petites parcelles en vue d’obtenir des exploitations plus vastes, permettant un certain degré de mécanisation. Il me semble cependant que les partisans de cette solution ne s’inquiètent pas trop de savoir ce qu’il adviendra des petits exploitants de ces jardins regroupés.

 

Pour ce qui est de la qualité du travail, il y a également longtemps que les agronomes et agents d’extension s’efforcent de moderniser et de rationaliser non seulement les techniques de  productions mais aussi la gestion des exploitations agricoles. Pour définir l’objectif poursuivi à travers ces efforts, un agronome, responsable d’une ONG membre de la HAVA, dit qu’il s’agissait de faire du paysan un agriculteur.

 

Un distinction du même ordre fut établie, lors du séminaire organisé par le Comité pour l’Agriculture de la HAVA en Novembre 1984, par un haut fonctionnaire de l’ex-PEPPADEP. Il expliqua que, avant l’éradication de la PPA, la production porcine était une activité essentiellement traditionnelle, pour laquelle il utilisa le terme de « gardiennage », alors que, avec le programme de repeuplement porcin, on aurait un « élevage » rationalisé.

 

Toutes ces considérations sont d’ordre purement économique. Malheureusement, les concepts de « agriculteur » et de « Paysan » ne sont pas seulement économiques, ils comportent également une dimension sociologique, et c’est là probablement le noeud du problème. Je vais essayer de le démontrer en établissant la distinction entre agriculteur et paysan.

 

En réalité, il s’agit de la distinction entre trois types de sociétés : la société « sauvage », la soc

iété paysanne et la société industrielle. Les traits caractéristiques de ces trois types peuvent se résumer dans le tableau ci-dessous :

 

Caractères de la Société

Sauvage

Paysanne

Industrielle

Autonomie de la collectivité locale

complète

relative

nulle

Autosubsistance

complète

doublée de productions pour le prélèvement

nulle

Spécialisation des tâches

nulle

faible

forte

Attribution des tâches en fonction de

lignage,

âge/sexe

groupe domestique

technologie, marché

Interconnaissance

oui

oui

non

Rejet hors du groupe

oui

ambivalent

non

Médiation avec l’extérieur

non

oui

non

 

Le sauvage vit dans une collectivité restreinte, coupé du monde extérieur avec lequel elle n’entretient d’autres rapports que la guerre et le troc ; il vit de ce qu’il produit, et il n’y a pas de spécialisation des tâche, chacun participe à la production de la nourriture ; tout le monde connaît tout le monde au sein de la collectivité ; la position de chacun et les tâches qui lui reviennent sont définies par son appartenance à son lignage, son sexe et son âge.

 

L’agriculteur vit dans une société industrielle de « masse », où les collectivités locales n’ont pas plus d’autonomie que d’autres groupes ou organisations (dont il fait également partie) et sont le dernier échelon d’un réseau politico-administratif ; la production agricole, commandée par le marché, se fait le plus souvent dans des entreprises familiales, mais l’autoconsommation a disparu et la consommation familiale est sans rapport avec la production tout entière commercialisée.

 

Par contraste avec le sauvage et l’agriculteur, le type idéal de société paysanne se définit par les cinq traits suivants :

 

1.       l’autonomie relative des collectivités paysannes à l’égard d’une société englobante, qui les domine mais tolère leurs originalités ;

2.       l’importance structurelle du groupe domestique dans l’organisation de la vie économique et de la vie sociale de la collectivité ;

3.       un système économique d’autarcie relative, qui ne distingue pas consommation et production, et qui entretient des relations avec l’économie englobante ;

4.       une collectivité locale caractérisée par des rapports internes d’interconnaissance et de faibles rapports avec les collectivités environnantes ;

5.       la fonction décisive des rôles de méditation des notables entre collectivités paysannes et société englobante.

 

Ce n’est pas le lieu de définir les détails d’une politique agricole. Je crois cependant qu’à partir de ces considérations on peut choisir une orientation. Pour ma part, de même que, il y a sept ans, j’avais opté pour le « jardin », je veux aider le paysan à rester paysan. Ce n’est pas là une option conservatrice ; de même qu’il n’est dans mes intentions de prétendre que les conditions de vie du paysan haïtien de 1986 sont d’une telle qualité qu’il faille absolument les maintenir telles quelles. Ce que je veux éviter, c’est que l’ensemble de la paysannerie soit engloutie dans  une structure que la transforme en une masse anonyme et dépendante. Pour cela, je pense qu’il faut aider les collectivité paysannes à acquérir le maximum de contrôle sur les différentes aspects de leur vie économique et sociale. Et je terminerai en disant que les ONG, parce qu’elles sont plus proches du paysan, sont plus capables, dans leurs différentes activités, de s’adapter à ses intérêts.

 

 

Port-au-Prince, le 10 Juillet 1986