Le texte qui suit a fait l’objet d’une
présentation a la XVème conférence annuelle de la Caribbean Studies
Association qui s’est tenue à Trinidad du 23 au 26 mai 1990
Les
organisations paysannes en Haïti
Développement
et perspectives
Les réflexions qui vont suivre sont, en
partie, venues d'une analyse comparative du type d'organisations présentant des
demandes à la Fondation Inter-Américaine. Alors que, au début, les demandeurs
étaient, dans leur grande majorité, des "organisations intermédiaires",
actuellement la Fondation compte de plus en plus "d'organisations de
base" parmi ses "clients". Le représentant de la Fondation en
Haïti faisant partie de ce panel, je lui laisserai le soin d'entrer plus en
détail dans cette analyse, s'il le désire; je m'attacherai plutôt à tenter de
trouver une explication à ce changement.
Une première explication est à chercher
dans cette sorte d'explosion sociale qui a suivi le 7 février 1986, date du
départ de Jean-Claude Duvalier, et qui est caractérisée par l'apparition d'un
grand nombre d'associations de tous types. Pour faire comprendre cette
explosion à l'aide d'une image, je prends toujours l'exemple d'une marmite
d'eau fermée hermétiquement que l'on aurait placée sur le feu. Tant que la
marmite reste fermée la température de l'eau monte mais il n'y a pas
d'ébullition. Mais si on enlève ce couvercle, les bulles commencent à se
former.
Cette explosion ne peut cependant se
comprendre sans une analyse de l'évolution du monde rural haïtien. Pour suivre
cette évolution, nous allons devoir comprendre la situation avant Duvalier;
puis nous verrons quels changements ont eu lieu durant les 30 ans du régime
Duvalier. Nous verrons ensuite comment se présente la situation depuis 1986, et
nous terminerons en essayant de voir quelles perspectives s'ouvrent devant
nous, sur la base de l'évolution que nous avons pu décrire.
I. LE MONDE RURAL TRADITIONNEL
Parler du monde rural haïtien, c'est en
tout premier lieu faire le constat du caractère dichotomique de la société
haïtienne. Le monde rural haïtien ne se distingue pas seulement du fait qu'il
est "rural". En effet la distinction rural-urbain est tellement
marquée que certains sont tentés de parler de deux sociétés, voire de deux
"pays", distincts par
-
la
composition ethnique de leurs populations respectives, l'une étant
presqu'exclusivement d'origine africaine, l'autre plus mélangée;
-
la
langue: créole pour l'un, français pour l'autre;
-
la
religion: vodou pour l'un, christianisme pour l'autre;
-
la
législation: droit coutumier dans un cas, Code Napoléon pour l'autre.
Une telle situation n'est pas réservée à
la seule Haïti et on la retrouvera dans tous les cas où, en dépit d'une
indépendance formelle, les structures coloniales sont restées à peu près
intactes, comme c'est souvent le cas en Amérique Latine.
Cette référence à l'Amérique Latine
m'invite à dissiper tout de suite un malentendu. Parler de ces deux
"sociétés", ne signifie pas adopter la thèse du "dualisme",
critiquée à juste titre par Rodolfo Stavenhagen dans ses "Sept thèses
erronées sur l'Amérique Latine". [1]
En effet, ces deux "sociétés"
sont intimement liées et ne sont en fait que les deux volets d'un seul et
unique système de domination et d'exploitation. L'articulation de ces deux
volets est assurée par un réseau très ramifié d'extraction économique et de
contrôle policier mis en place par la "société urbaine".
Un trait caractéristique du monde rural
haïtien est ce qu'on pourrait appeler son faible niveau de développement
organisationnel. Il y a un peu plus de quinze ans, alors que je faisais mes
premières armes dans le "développement communautaire", un collègue me
disait: "Le problème avec ce travail, c'est qu'il faut commencer par créer
la communauté". Traduisant ainsi le fait de la quasi-inexistence d'organisations
au niveau de la communauté.
C'est la même idée que reprend Gerald
Murray quand il dit que "dans un sens réel, la communauté conventionnelle
n'existe pas dans le milieu rural haïtien", et plus loin: "que
l'organisation fondamentale de la campagne haïtienne se répartit suivant des
principes de parenté, mais que les unités existantes n'ont pas un caractère
décisif pour un programme d'organisation active". [2]
Bien sûr il n'existe pas que des groupes
fondés sur les liens de parenté; une description du monde rural traditionnel ne
saurait passer à côté de deux autres types d'organisations:
-
celles
fondées sur la religion et
-
celles
fondées sur le travail en commun.
Cependant, quand nous parlons
d'organisations religieuses traditionnelles, nous ne devons pas oublier que la
religion traditionnelle, le vodou, est avant tout un culte familial, de sorte
que finalement on peut dire que nous revenons souvent à des groupes de parenté.
Quant aux associations traditionnelles de
travail, elles semblent avoir pour point de départ l'échange de main d'œuvre
entre les membres de l'association. A partir de ce point commun, elles
présentent une grande variété, tant pour ce qui est du nom que porte le groupe,
du degré de permanence du groupe, de son niveau de structuration que de
l'extension de ses activités à des domaines autres que le travail.
Cela peut aller du konbit, un groupe large
et éphémère, à la colonne, qui peut ne compter que six ou sept membres, se
retrouvant à chaque saison pour travailler à tour de rôle sur le jardin de
chacun des membres ou pour vendre une journée de travail à un non-membre, le
fruit de cette opération allant intégralement à chacun des membres, à tour de
rôle, pour finir avec la société, groupe permanent, qui peut être très large et
très structuré, dont les membres ne sont pas réunis seulement pour le travail
en commun, mais aussi pour des loisirs et des cérémonies religieuses. [3]
Cette dernière référence aux cérémonies
religieuses nous ramène, compte tenu du caractère familial du culte
traditionnel, aux liens de parenté. Il semblerait du reste que les associations
traditionnelles de travail remontent à des pratiques d'entraide courantes chez
les paysans vivant sur un même lakou.
Tout ceci nous invite à parler, dans le
cas d'Haïti, de "société paysanne" dans le sens que Henri Mendras [4]4
à la suite de Robert Redfield, donne à ce concept, par opposition à société
"sauvage" et société industrielle.
Sa société paysanne, en effet, se définit
idéalement par les cinq traits suivants:
1.
L'autonomie
relative des collectivités paysannes à l'égard d'une société englobante, qui
les domine, mais tolère leur originalité;
2.
L'importance
structurelle du groupe domestique dans l'organisation de la vie économique et
de la vie sociale de la collectivité;
3.
Un
système d'autarcie relative, qui ne distingue pas consommation et production,
et qui entretient des relations avec l'économie englobante;
4.
Une
collectivité locale caractérisée par des rapports internes d'interconnaissance
et de faibles rapports avec les collectivités environnantes;
5.
La fonction
décisive des rôles de médiations des notables entre collectivités locales et
société englobante.
Le problème qui se pose alors est de
comprendre comment cette société paysanne a pu se développer à partir d'une
situation qui présentait pas mal de caractéristiques d'une société
industrielle.
Voyons en effet la description que donne
Pierre Léon [5]5 de la vie
économique de la colonie de Saint Domingue:
"... une activité commercialisée,
faite exclusivement en vue d'exportations massives, de la vente sur les marchés
français et européens, concentrée sur un petit nombre de productions rares et
de haut prix, essentiellement spéculative, hautement capitalisée.
A cette agriculture "coloniale"
était liée étroitement une très importante industrie, fondée sur l'élaboration
plus ou moins poussée des produits du sol mais qui, elle aussi, revêtait, dès
l'origine, un caractère capitaliste, s'appuyant sur une main-d'oeuvre
spécialisée, et surtout sur un matériel important, et qui exigeait de sérieux
investissements ainsi qu'un fort capital roulant. Moulins à indigo, moulins à
café, mais surtout moulins à sucre qui permettaient d'exporter le sucre
semi-raffiné, ainsi que les tafias, et qui per-mettaient aux planteurs de
substantielles ressources, en mˆme qu'ils faisaient d'eux autant des
industriels que de grands agriculteurs."
On a essayé d'expliquer ce passage d'une
"société industrielle" vers une "société paysanne" à partir
de la conception de liberté chez le paysan haïtien, conception qui serait faite
de trois composantes,
-
une
composante économique,
-
une
composante sociale,
-
une
composante politique.
La composante sociale correspond à la
valorisation du groupe domestique comme principal champ de relations sociales.
Elle peut être vue comme un corollaire de la précédente. De même que, une fois
libre, le paysan se retirait sur sa propre terre, de même il limitait ses
relations sociales aux personnes vivant sur cette terre. Ceci était
particulièrement vrai durant tout le XIXe siècle, alors que l'élément de base
du tissu social était le groupe domestique large établi sur un lakou.
La composante politique correspond à une
grande méfiance vis-à-vis de tout ce qui pourrait mettre en danger son univers,
donc, tout spécialement, de toute forme d'autorité politique traditionnellement
liée à ceux qui ont toujours tenté, selon lui, de le réduire à une forme
quelconque d'esclavage.
A l'occasion du Colloque: "Les
Paysans dans la Nation Haïtienne", qui s'est tenu du 3 au 5 Octobre 1986,
Michel Hector présenta un exposé sur "Le processus historique de
différenciations sociales à la campagne". [6]
Il y présenta la période 1793-1806 comme
une étape de transition, au cours de laquelle s'affrontent deux grandes
tendances, deux voies principales de développement:
-
la
"voie démocratique paysanne", supposant la distribution de la terre
aux cultivateurs, la petite exploitation, la prise en charge de la gestion des
plantations par ceux qui y travaillent;
-
la
"voie aristocratique terrienne", prônée par ceux qui percevaient le
développement en termes de grandes propriétés appartenant à des féodaux et sur
lesquelles travailleraient les paysans en tant que serfs.
Il y a donc, au moment du passage de la
société coloniale vers une Haïti indépendante, une compétition entre deux
projets de sociétés. Paul Moral [7]
caractérisera cette situation en parlant de "malentendu fondamental",
tandis que René-A. St Louis [8]
y voit le "jeu des classes en présence".
Dans un essai publié récemment, Gérard
Barthélemy [9] reprend
cette idée, mais il présente cette compétition en terme de projet de société
"créole" vs. projet de société "bossale", une terminologie
qui réclame quelqu'explication.
Avant 1791, la société de Saint-Domingue
se répartissait en trois catégories principales:
-
le
blanc, petit ou grand, propriétaire ou fonctionnaire;
-
l'affranchi
et l'esclave créole nés dans le système esclavagiste, noirs ou mulâtres;
-
l'esclave
né en Afrique, dit Bossale, qui représentait en raison de l'effrayante
intensification de la traite après 1770, plus de la moitié de la population de
la colonie.
L'élimination du premier groupe (le blanc)
a provoqué, selon Barthélemy, "un double glissement":
o
l'outil
de production du Blanc a été monopolisé par la catégorie qui en connaissait
mieux le maniement et qui, bien avant 1789, en était déjà en partie
propriétaire: les créoles.
o
Les
Bossales (appelés Africains) exclus du partage des dépouilles et désirant le
rester, sont venus occuper en partie l'espace social et culturel laissé libre
par la promotion, au premier rang, des créoles.
Le résultat de cette opposition est
qu'aucune des deux parties n'a pu finalement imposer totalement ses vues.
Certes, les créoles ont pu mettre la main
sur les plantations, mais, à cause de la résistance des bossales, ils n'ont pu,
comme dans les autres pays d'Amérique Latine, maintenir "l'appareil
colonial, fondé sur les latifundia, la monoculture spéculative et
l'extraversion de l'économie"... Le résultat est "un système de
colonie interne où la nation créole, n'ayant jamais pu assimiler la nation
bossale, n'a su que l'asservir".
En face de quoi, aux bossales, "il ne
restait comme solution que de créer, à côté de l'Etat, mais non pas contre lui,
un autre système, étrange et profondément innovateur, fractionnant le pouvoir
en autant d'unités reproduites à l'identique qu'il y a de citoyens concernés,
et de paysans dans les mornes".
De telle sorte que, "Que ce soit sur
le plan administratif, ou dans le domaine de l'autorité traditionnelle, il
n'existe, dans le milieu rural haïtien, ni conseil des anciens, ni castes, ni
communes, ni cités villageoises, aucune de ces structures permanentes que l'on
retrouve ailleurs ... Les structures existantes sont précaires, personnalisées,
c'est-à-dire fondées davantage sur l'individu et sur des rapports de stricte
réciprocité inter-individus (combites...) que sur l'institution".
II. VERS LA FIN DU DUALISME
Le XXème siècle va voir la
conjugaison de toute une série de facteurs tendant à faire éclater les
structures qui avaient prédominé pendant tout le siècle précédent.
La pression démographique, résultant du
fait que la population avait plus que quadruplé, n'est pas un des moindres de
ces facteurs. Il faut, bien sûr, mentionner également l'invasion
nord-américaine, en 1915, dont l'impact a été tel que personnellement, en ce
qui concerne l'histoire d'Haïti, c'est cette date que je considère comme le
point de d‚part du nouveau siècle.
Mais pour le sujet qui nous concerne, les
trente et quelques dernières années, autrement dit, en gros, la période
duvaliérienne, ont été particulièrement importantes. Aussi est-il absolument
indispensable de s'arrêter un moment à la politique du "leader
charismatique".
A. L'UNITE NATIONALE
Ce n'est certainement pas ici le lieu de
se livrer à une analyse exhaustive du régime mis en place par François Duvalier.
Ce qui nous intéresse, c'est de savoir quel impact cette politique a pu avoir
sur les structures du monde paysan.
Disons tout de suite que Duvalier
justifiait son besoin d'établir un régime totalitaire par la nécessité de créer
une "unité nationale", dont il était lui-même le vivant symbole. Il
est donc évident que cette habitude qu'avaient prise les paysans de se tenir à
l'écart était absolument inadmissible et qu'il fallait trouver le moyen
"d'intégrer" le monde rural dans la vie nationale.
Ce moyen, ce fut une institution dont
l'objectif avoué était l'éducation des adultes et l'action communautaire.
Une loi de 1961 fusionnait la Section
d'Education des Adultes du Ministère de l'Education Nationale et le Service de
Développement Communautaire du Ministère de l'Agriculture dans un nouvel
Organisme autonome dénommé Office National d"Education Communautaire
(ONEC).
En 1969, un décret changeait la
dénomination de l'organisme, qui devenait Office National d'Alphabétisation et
d'Action Communautaire (ONAAC), et en modifiait la structure en y créant deux
Divisions: une Division d'Alphabétisation et une Division d'Action
Communautaire.
On notera que, aussi bien dans le
préambule de la loi de 1961 que dans celui du décret de 1969, on trouve le même
"considérant": " Considérant que les collectivités analphabètes
vivant en marge du travail commun de Réhabilitation Nationale ne peuvent y
participer pleinement ... "
Le problème est donc posé: les
collectivités paysannes se tiennent à l'écart de la "vie nationale";
il faut que cela cesse. Et une des attributions de la Division d'Action
Communautaire de l'ONAAC sera formulée ainsi: "Intégrer le paysan haïtien
dans le processus du Développement".
Autant pour l'instrument, voyons
maintenant les moyens: les Conseils d'Action Communautaire.
Les conseils communautaires étaient des
institutions à caractère local, représentant la population d'une collectivité,
en l'occurrence une section rurale.
Les conseils communautaires étaient des
institutions à caractère global: toute personne vivant dans une section rurale
donnée était automatiquement membre du conseil de cette section.
Les conseils communautaires étaient des
institutions à caractère démocratique: les membres de leur comité exécutif
étaient désignés par élection.
Pour ce qui est des fonctions des
conseils, il faut les voir sous deux angles:
-
par
rapport à la communauté qu'ils représentaient,
-
par
rapport à la société globale.
Au sein de la communauté‚ les conseils
devaient combler le vide institutionnel déjà signalé, organiser la population
de la section en vue de lui donner une structure à l'intérieur de laquelle elle
pourrait identifier les problèmes auxquels elle est confrontée, décider des
actions à entreprendre pour résoudre ces problèmes, organiser la mise en
application de ces décisions.
Par rapport à la société globale, les
conseils avaient, à différents points de vue, une fonction intégrative.
o
Du
point de vue économique, ces conseils assuraient que les "collectivités
analphabètes" ne vivent plus en marge "du travail commun de
Réhabilitation Nationale", ce qui, par la pratique généralisée
d'embrigader leurs membres dans des travaux dits "communautaires",
donc volontaires, allégeait la charge financière que ces investissements représenteraient
pour l'Etat.
o
Du
point de vue de l'infrastructure, ces conseils contribuaient à mettre fin à
l'isolement physique du monde paysan car les travaux communautaires entrepris
le plus souvent étaient les constructions de routes de pénétration.
o
Du
point de vue politique, grâce à "l'encadrement" des agents de
l'ONAAC, les conseils devenaient des relais du pouvoir et permettaient le
quadrillage de la population par le régime.
B. LE NOUVEAU MARRONNAGE
Les structures mêmes qui devaient assurer
au régime une assise populaire portaient en elles les germes de leur
destruction.
L'ONAAC miné par la corruption, discrédité
par sa "macoutisation" devenait comme un symbole du système que l'on
supportait de moins en moins et fut finalement emporté par la même bourrasque
qui fit partir Jean-Claude Duvalier.
Quand aux conseils communautaires, même
quand ils ne disparurent, de nom, qu'après le départ de Jean-Claude, leur
décadence s'amorça bien avant cela, tant étaient grandes leurs contradictions
internes.
o
Le
territoire représenté par un conseil était bien trop vaste pour qu'on puisse
parler de "communauté", et le nombre de membres était bien trop élevé
pour que puisse se réaliser le processus de réflexion et de prise de décision
collective qu'on en attendait.
o
Du
fait que tous les habitants de la section, sans distinction, faisaient partie
automatiquement du conseil, on retrouvait dans ce nouveau groupe tous les
éléments de la stratification sociale du monde rural; il y avait donc une très
faible cohésion à l'intérieur du groupe, qui, finalement, reproduisait les
structures de domination existantes. [10]
o
Il
était peu-à-peu devenu évident pour tout le monde que les conseils
communautaires avaient pour principale fonction de fournir au régime une masse
de manœuvre et que tous les discours sur le rôle du conseil communautaire comme
"gouvernement local" n'étaient que pure hypocrisie.
Mais dans le même temps, toutes ces idées
sur la participation, le développement auto-centré, etc, avaient fait leur
chemin, aussi bien dans l'esprit de paysans que dans celui d'agents
d'organismes privés de développement. C'est ainsi que, à côté des conseils, on
vit peu-à-peu apparaître les groupements.
Entre les groupements et les conseils, la
différence la plus apparente est la taille. Les groupements ont, en effet,
d'une manière générale, un moins grand nombre de membres que les conseils. Mais
là n'est pas le plus important.
A la différence des conseils, les
groupements ne recrutent pas leurs membres, de manière automatique, sur une
base locale. Le groupement est constitué à partir du désir de quelques
personnes de mettre leurs efforts en commun. Et les nouveaux membres doivent
présenter une demande qui devra être agréée par élection ou cooptation.
De sorte que, en plus de la taille, les
groupements se distinguent des conseils par une plus grande homogénéité et un
plus haut degré de relations interpersonnelles entre les membres; autant de
caractéristiques qui sont plus conformes à la tradition paysanne et plus
propice au développement du processus de réflexion et de prise de décision
collective dont il a déjà été question.
Cependant, compte tenu de la prétention de
l'ONAAC à être la seule institution habilitée à "faire du
développement" dans le pays, la plupart du temps, ces groupements ont fonctionné,
sinon dans la clandestinité, du moins fort discrètement, quelques fois même
"sous le chapeau" d'un conseil communautaire. C'est cette pratique de
ne pas chercher à attirer l'attention d'un pouvoir à la fois jaloux de ses
prérogatives et méfiant vis-à-vis de toute organisation qu'il ne contrôlait
pas, qui a fait utiliser quelques fois le terme de "marronnage" pour
décrire le mode de fonctionnement des groupements.
C. L'EXPLOSION
Arriva le 7 Février 1986.
Rétrospectivement, et particulièrement au vu de tout ce que nous avons vécu
depuis, on a beau jeu de parler de naïveté pour caractériser la réaction des
Haïtiens au départ de Jean-Claude Duvalier. Je pense néanmoins qu'ils ne sont
pas nombreux ceux qui n'ont pas eu leur moment de naïveté, même si ce moment a
été plus ou moins long, dépendant de la capacité d'analyse critique de chacun.
En tout cas, dans l'enthousiasme de la
liberté retrouvée, on a même parlé de "deuxième indépendance", les
vieux réflexes de prudence sont tombés, les organisations qui jusqu'alors
avaient pratiqué le marronnage se sont montrées au grand jour. Mais cela ne
suffit pas à expliquer ce que nous appelons "l'explosion".
Le foisonnement d'organisations qu'a connu
la société haïtienne après le 7 Février 1986 n'est pas dû seulement à la sortie
au grand jour de groupes qui jusqu'alors avaient pour le moins gardé un profil
bas. Il faut compter également avec les institutions qui ont modifié leur
orientation, tels ces conseils communautaires qui se sont reconvertis et sont
devenus des "comités de relèvement". Il y a aussi les groupes nés, au
cours des derniers mois du régime, du désir de participer à la lutte contre la
dictature, et enfin ceux qui ont pris naissance après le 7 février, dont les
membres veulent contribuer à la "reconstruction du pays".
Le monde rural a activement participé à ce
mouvement et d'une manière qui marque une rupture avec le passé. Haïti a certes
déjà connu des mouvements paysans, mais les Piquets et les Cacos, pour ne citer
que les plus célèbres, avaient des revendications terriennes. On pourrait, en
simplifiant un peu, dire que ce qu'ils réclamaient, c'était le moyen de pouvoir
continuer à vivre en marge de l'Etat. Les mouvements paysans d'aujourd'hui
revendiquent leur droit de participer à la vie nationale, en citoyens à part
entière.
Tout ce bel enthousiasme ne suffit
évidemment pas à assurer l'existence d'organisations solides, d'autant qu'elles
sont en butte tant à des faiblesses internes qu'à des dangers venant de
l'extérieur.
On citera tout d'abord le discrédit que
tentent de jeter sur elles les tenants de l'ancien régime, dont on sait qu'ils
sont encore proches du pouvoir, et leurs alliés naturels. L'arme utilisée le
plus souvent est l'accusation de communisme, comme cela a été fait, avec
succès, contre les comités de quartier. Ceux-ci, en effet, après un bel élan
pris en 1986, ont été pratiquement démantelés, et ce n'est que tout récemment,
après le départ d'Avril qu'ils tentent de reprendre.
Un autre danger extérieur tout aussi grave
sont les tentatives de récupération. L'après 86 a vu en effet un foisonnement
de partis politiques, qui ne sont le plus souvent que des groupuscules autour
d'un "leader". Dans leur quête d'une assise populaire, ces soi-disant
partis essaient de détourner les organisations de base de leur objectif initial
pour s'en faire une clientèle. On a vu ainsi de jeunes organisations paysannes
dont le manque d'expérience a fait des victimes de politiciens à la recherche
de partisans.
Nous touchons ici à une grande faiblesse
interne de ces organisations: le manque d'expérience. Tout ce que nous avons
dit plus haut, sur le faible niveau de développement organisationnel du monde
paysan, ramène au fait que les paysans n'ont pas l'habitude de fonctionner dans
des institutions qui ne sont pas fondées sur des liens de parenté ou des
relations d'interconnaissance assez intimes.
Placé dans un cadre institutionnel plus
anonyme, le paysan va tenter de développer, avec celui qu'il pense être le
meneur, un nouveau type de rapports d'intimité. Ce seront les relations
existant entre le "chef charismatique" et ses "suiveurs",
et qui rendent possible l'utilisation du groupe à des fins qui n'ont rien à
voir avec les intérêts de ses membres.
Il faut signaler enfin une autre conséquence
du manque d'expérience, à savoir la difficulté pour le groupe de formuler des
objectifs précis et de définir un plan d'action réaliste.
D. PERSPECTIVES
Le monde rural haïtien est à un tournant
important de son développement. Arraché à son attitude traditionnelle de repli
sur lui-même, et ce par la volonté des tenants du pouvoir, le paysan tente
aujourd'hui de faire valoir son droit à participer à la vie nationale.
C'est là une condition obligée du
développement d'une vraie démocratie en Haïti, ne serait-ce que parce que ce
monde rural représente encore près de 80 % de la population haïtienne. Mais
compte tenu des dangers et des faiblesses signalés plus haut, les organisations
paysannes devront bénéficier d'un encadrement leur permettant de s'épanouir,
sans parler du cadre législatif qu'il faudra leur garantir, car en l'absence de
toute loi sur les associations, ces institutions évoluent actuellement en
dehors de toute légalité.
Bernard Ethéart
Trinidad May 22, 1990
[1] Rodolfo
Stavenhagen: Sieben falsche Thesen ber Lateinamerika, in: Kritik des
brgerlichen Anti-Imperialismus, Bolivar Echeverr¡a et Horst Kurnitzky, Ed.,
Berlin, 1969
[2] Gerald F. Murray: Aspects de l'actuelle organisation économique et sociale des paysans dans la Plaine des Gonaïves, Haïti, IICA, 05 LH/73, ANNEXE III-A
[3] Michel
Laguerre: Les associations traditionnelles de travail dans la paysannerie
ha‹tienne, IICA 29 LH/75, Août 1975
Calixte Clérismé‚: Organisations paysannes dans le développement rural, in: Conjonction # 40, Oct-Nov 1978
[4] Henri Mendras: Société Paysannes, Paris, 1976
[5] in: Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIe siècle: Les Dolle et les Raby, Paris, 1963 ; cité par François Girot: La vie quotidienne de la société créole (St Domingue au XVIIIe siècle), Paris, 1972
[6] v. Le Nouvelliste, Vendredi 10 - Dimanche 12 Octobre 1986
[7] Paul Moral: Le Paysan Haïtien, Paris, 1961
[8] René-A. St Louis: La Présociologie Haïtienne, Ottawa, 1970
[9] Gérard Barthélemy: Le Pays en dehors, Port-au-Prince, 1989
[10] Sur ce point, le mémoire de sortie de Raphaël Yves Pierre à la Faculté des Sciences Humaines offre une intéressante analyse. Voir : Raphaël Yves Pierre: Le Conseil d'Action Communautaire de Duverger, Port-au-Prince, Mai 1981